Neuf mois pour une nouvelle vie. Inigo est né en 1491, à Azpeitia (actuelle province de Guipúzcoa), dans une famille de la noblesse basque espagnole, peu avant que Christophe Colomb n’aborde aux Antilles. Il reçoit une éducation conforme à son rang, celle d’un chevalier. À 26 ans, il est haut fonctionnaire auprès du vice-roi de Navarre. C’est un homme de cour et un politicien au service de l’unité espagnole en train de se construire, non un militaire, contrairement à la légende souvent entretenue par les jésuites eux-mêmes. Rien n’annonce chez lui le mystique fondateur d’un ordre religieux d’un genre totalement nouveau. Il a 30 ans lorsque ses rêves de gloire sont brisés par un boulet de canon. Les Navarrais de France ont assiégé Pampelune pour récupérer la Navarre espagnole (c’est l’époque de la lutte entre François Ier et Charles Quint). La partie est perdue. Le chevalier de Loyola refuse de se rendre. Un boulet lui broie le genou. Le voilà condamné à neuf mois de convalescence au manoir familial. Neuf mois, le temps d’une nouvelle naissance. Neuf mois suffiront pour transformer l’hidalgo bouillant et calculateur en un « fol en Christ », pèlerin mendiant son pain et prédicant spirituel sur les routes d’Espagne. Neuf mois pour choisir une nouvelle vie.
L’éveil à la vie spirituelle. Tout commença par l’ennui. Dans l’austère manoir familial, point de ces romans de chevalerie dont raffolait Ignace. Il dut se rabattre sur des vies de saints (la Légende dorée de Jacques de Voragine, vieille de deux siècles) et la Vie du Christ de Ludolphe le Chartreux. Entre les lectures, il rêvassait, des heures durant. Le déclic fut l’étonnement. Étonnement devant les mouvements qui se produisaient alors en son âme et qui échappaient à son contrôle : des alternances de plaisir et de déplaisir, de plaisir éphémère et de plaisir durable, de plaisir superficiel et de plaisir profond. Le plaisir que lui causaient d’interminables divagations sur ses thèmes donjuanistes favoris (exploits pour une certaine dame de très haute naissance) tournait, lorsque l’imagination s’épuisait, à l’amertume (il restait « sec et mécontent »). En revanche, la pensée d’imiter les exploits ascétiques des grands saints dont il était en train de lire la vie (« Ce qu’ont fait saint François et saint Dominique, pourquoi ne le ferais-je pas ?... Aller nu-pieds à Jérusalem, ne manger que des herbes… ») suscitait en lui un plaisir profond et le laissait durablement « content et allègre ». Comment comprendre cette météo intérieure ? À suivre le récit qu’il en donna, en troisième personne, à la fin de sa vie, il fallut peu de temps à Ignace pour saisir qu’il était en train de faire l’expérience de ce qu’il appellera, à la suite de la tradition spirituelle, « la diversité des esprits qui l’agitaient, l’un du démon, l’autre de Dieu ». Ces affects qui s’imposaient à lui, qui naissaient des pensées qu’il entretenait volontairement mais qui, eux, échappaient au contrôle de sa volonté, ces affects ne venaient pas de lui. Ils ne pouvaient venir que de la source de la vie ou de l’empoisonneur diabolique. Ils devenaient indicateurs d’un chemin de vie ou d’un chemin de mort. Expérience encore grossière, mais expérience fondatrice. Ignace venait de découvrir la vie spirituelle, la vie dans l’Esprit. Désormais, ce sera à l’aune de ces affects (« consolation » ou « désolation »), qu’il évaluera les choix qui s’offriront à lui, les décisions à prendre ou à ne pas prendre. La première fut de changer de vie, de distribuer son avoir aux pauvres et de se rendre, en pèlerinage expiatoire, à Jérusalem. La Vierge Marie eut un rôle important dans le changement de vie de saint Ignace. Une nuit, il se consacre à Jésus par Marie, refuge des pécheurs. Une autre, la Vierge lui apparaît, rayonnant de lumière, tenant l’Enfant-Jésus dans ses bras. C’est ensuite à l’abbaye bénédictine Notre-Dame de Montserrat, à 55 km au nord-ouest de Barcelone, en Catalogne, qu’il effectue une retraite essentielle.
Ignace pouvait désormais choisir sa vie, avec Dieu
Manresa : « ma primitive Église ». Arrivé à Montserrat, Ignace fit sa confession générale, qui dura trois jours. Puis il déposa son épée au pied de la statue de la Vierge, troqua ses vêtements contre ceux d’un mendiant et passa la nuit devant la statue, bourdon en main, pour une veillée d’armes d’un nouveau genre. Il décida alors de rester quelques jours dans une localité voisine, Manresa. Le combat spirituel qui s’engagea alors en lui l’y retint en fait une année entière. Ce fut une année de quasi-érémitisme dans une grotte, entrecoupée de visites au monastère dominicain et de soins donnés aux malades nécessiteux de l’hospice municipal. Le mendiant s’adonna d’emblée à l’ivresse des saintes folies dont il avait lu les récits : jeûnes interminables, oraisons de sept heures d’affilée, refus de se couper les cheveux et les ongles… Très vite, d’effrayantes alternances de joie et de dépression se manifestèrent, accompagnées de violentes pulsions suicidaires. Survint un dégoût nouveau et profond pour la vie qu’il menait, et le désir de l’abandonner. Là-dessus, sans préavis, « le Seigneur voulut qu’il s’éveilla comme d’un rêve », écrira-t-il plus tard dans son autobiographie à la troisième personne, Le Récit d’un pèlerin. Il décida de ne plus revenir sur ses péchés d’antan. « À partir de ce jour, il demeura libéré de ses scrupules. » Une paix indéracinable vint alors affermir son désir de rester docile à Dieu qui l’avait instruit « comme un maître d’école ». Plus jamais, semble-t-il, Ignace ne connut de vraie désolation. Ainsi s’est-il éveillé peu à peu de ses rêves donquichottesques. Il avait rêvé d’une vie héroïque, tissée d’exploits ascétiques pour impressionner Dieu et les hommes, comme il avait naguère rêvé d’accomplir, en vrai chevalier, de mirifiques prouesses pour la dame de ses pensées. Mais il a expérimentalement découvert que le Seigneur n’avait rien à faire de ce genre de performances. Il a découvert surtout que la voix de Dieu en lui était articulée comme un langage – un langage souvent subtil et qui permettait de découvrir sa volonté, de la « discerner ». Ignace pouvait désormais choisir sa vie, avec Dieu.
Vers Jérusalem : « aider les âmes ». Quand il quitta Manresa, le pèlerin ne se rendait plus à Jérusalem pour expier ses péchés, mais pour vivre où Jésus avait vécu et surtout pour « aider les âmes » des pèlerins. Les aider à quoi ? À faire l’expérience bouleversante qu’il venait de faire : Dieu peut nous parler au cœur directement, personnellement. Et la grammaire de la communication avec Dieu est finalement assez simple. « Aider les âmes » : la formule reviendra constamment désormais sous la plume d’Ignace pour désigner son projet de vie et la vocation des jésuites. Dans la pratique d’Ignace et des premiers jésuites, la manière privilégiée « d’aider les âmes » sera la « conversation spirituelle », à laquelle s’adjoindront d’abord la catéchèse des enfants et des illettrés, puis la prédication. À ceux qui y sont disposés, on fera faire des « exercices spirituels ». Le service des malades pauvres dans les hospices devra toujours accompagner ces formes d’apostolat. C’est à ce programme que se tiendront les jésuites pendant les huit premières années de leur existence, avant que, par obéissance au Pape répondant à la pression des princes, Ignace n’accepte de prendre en charge des collèges et des universités. Cette forme d’apostolat dévorera très vite l’essentiel des forces. Mais jamais les jésuites n’abandonneront leurs pratiques initiales. Ignace envisageait donc de s’installer à Jérusalem pour s’y livrer à l’apostolat. Mais il découvrit sur place que les autorités turques n’autorisaient pas de séjour prolongé. La volonté de Dieu passait aussi par les aléas de la politique. Il rentra à Barcelone.
De Barcelone à Paris : le temps des études. Une prise de conscience s’était opérée en lui pendant son année de pèlerinage : il était religieusement inculte, il ne savait pas le latin. Comment parler de Dieu et de la vie spirituelle sans un minimum de bagage ? L’Inquisition ne lui permettrait jamais de se livrer à l’apostolat spirituel sans être dûment diplômé et autorisé. Une nouvelle étape s’ouvrit alors, qui devait durer onze années. À 33 ans, Ignace se mit au latin avec les écoliers de Barcelone. Deux ans plus tard, il partait pour l’université d’Alcalá de Henares (près de Madrid), où il resta un an ; puis à Salamanque (León) où il passa aussi un an. En 1528, il partit pour l’université de Paris, où il resta sept ans, jusqu’à l’obtention d’une maîtrise en 1535. Il avait 44 ans ! Au long de ses années d’études à Paris, se rassembla peu à peu autour d’Ignace un groupe international d’étudiants séduits par sa personnalité et sa spiritualité ; parmi eux, François-Xavier. Mûrit ainsi le projet de former un groupe de « prêtres réformés » vivant dans la pauvreté, de se rendre à Jérusalem et de « dépenser leur vie pour être utiles aux âmes » ; et s’il n’était pas possible de rester à Jérusalem, ils iraient à Rome se mettre à la disposition du Vicaire du Christ pour qu’il les emploie « là où il jugerait que ce serait davantage à la gloire de Dieu et plus utile aux âmes ». Sept premiers compagnons, dont deux Navarrais, trois Espagnols, un Savoyard et un Portugais, firent ensemble les vœux de pauvreté et de chasteté à la chapelle Saint-Denis sur la colline de Montmartre (Paris), à la fin de la messe célébrée par Pierre Favre, le 15 août 1534.
Rome : la « petite Compagnie ». Les études de tous étant achevées, le petit groupe se retrouva à Rome en 1539. L’accès à Jérusalem était désormais interdit par les Turcs. Les « pauvres prêtres pèlerins », comme on les appelait, se mirent à la disposition du Pape. Ils étaient onze. Le 27 septembre 1540 (la plupart étaient déjà dispersés, à commencer par François-Xavier), le Pape Paul III promulgua la bulle de fondation du nouvel ordre religieux, Regimini militantis Ecclesiae (Pour le gouvernement de l'Église militante). Dix ans plus tard, le 21 juillet 1550, Jules III approuvait définitivement les jésuites par la bulle Exposcit Debitum (Le devoir impose). La Compagnie de Jésus, innovation scandaleuse pour beaucoup, était dispensée de chanter l’office au chœur, cinq fois par jour, pour être plus libre et plus mobile dans l’apostolat. Le chœur des jésuites, c’est le monde ; ils doivent pouvoir « chercher et trouver Dieu en toutes choses ». Dès le 22 avril 1541, Ignace, malgré ses refus réitérés, est élu Supérieur. Il sera le premier. Il gouvernera la Compagnie quinze années durant. À sa mort, le 31 juillet 1556 à Rome (Italie) des suites d’une maladie, la Compagnie comptait un millier de membres, sur tous les continents. Le pèlerin s’était fixé à Rome, mais le relais avait été transmis. Le pèlerinage continuait. À 30 ans, Ignace avait reconstruit sa vie. Il l’avait fait sur des bases entièrement neuves pour lui, et qui tenaient autant à Dieu qu’à son génie propre. Il a progressivement découvert qu’il était appelé à annoncer le Royaume de Dieu dans les cœurs (« aider les âmes ») en faisant partager à d’autres l’expérience précisément qui lui avait permis de s’éveiller, de découvrir sa vraie vocation, ce que Dieu voulait pour lui ! Les fameux Exercices spirituels sont une manière privilégiée de choisir sa vie avec Dieu, comme l’avait fait Ignace. ComplémentsL’expérience fondatrice du discernement des esprits – Récit écrit par le Père Louis Gonçalves aussitôt qu’il l’eut recueilli de la bouche même du Père Ignace.
1. Jusqu’à la vingt-sixième année de sa vie, il fut un homme adonné aux vanités du monde ; il se délectait surtout dans l’exercice des armes, avec un grand et vain désir de gagner de l’honneur. Et ainsi, se trouvant dans une forteresse que les Français attaquaient, alors que tous étaient d’avis qu’on se rende si l’on avait la vie sauve, – car ils voyaient clairement qu’ils ne pouvaient pas se défendre –, il donna à l’alcade tant de raisons qu’il le persuada malgré tout de se défendre, à l’encontre de l’avis de tous les chevaliers, lesquels étaient réconfortés par son courage et son énergie. Et le jour venu où l’on attendait l’attaque de l’artillerie, il se confessa à l’un de ses compagnons d’armes. Après que la canonnade eut duré un bon moment, une bombarde l’atteignit à une jambe, la brisant toute ; et, parce que le boulet passa entre les deux jambes, l’autre reçut aussi une mauvaise blessure.
2. Et alors, lui tombé, ceux de la forteresse se rendirent aussitôt aux Français. Ces derniers, après avoir pris possession de la place, traitèrent fort bien le blessé, le traitant d’une manière courtoise et amicale. Et après qu’il fut resté douze ou quinze jours à Pampelune, ils l’emmenèrent sur une litière dans sa patrie. Là, comme il se trouvait très mal, et qu’on avait appelé tous les médecins et chirurgiens de beaucoup d’endroits, ceux-ci jugèrent que la jambe devait à nouveau être démise et les os remis à leur place ; ils disaient que, ayant été mal remis précédemment ou s’étant démis pendant le voyage, les os n’étaient pas à leur place et que, en conséquence, il ne pouvait guérir. Et l’on fit de nouveau cette boucherie durant laquelle, comme lors de toutes les autres qu’il avait supportées auparavant ou qu’il supporta par la suite, il ne dit jamais un mot et ne manifesta d’autre signe de douleur que de serrer beaucoup les poings. [S’ensuivent d’autres traitements, et la crainte que le blessé ne meure.]
5. […] Mais notre Seigneur lui donna la santé ; et il alla si bien qu’il était en bonne santé pour tout le reste, mais ne pouvait se tenir bien sur sa jambe et était ainsi contraint de rester au lit. Et comme il était très adonné à la lecture des livres mondains et menteurs, que l’on a coutume d’appeler livres de chevalerie, se sentant bien, il demanda qu’on lui en donne quelques-uns pour passer le temps. Mais il ne se trouva dans cette maison aucun de ceux qu’il avait l’habitude de lire ; et c’est ainsi qu’on lui donna une Vita Christi et un livre de la vie des saints en espagnol.
6. En en faisant la lecture, il s’attachait quelque peu à ce qui s’y trouvait écrit. Mais, cessant de les lire, il s’arrêtait quelquefois pour penser aux choses qu’il avait lues ; d’autres fois aux choses du monde auxquelles il avait autrefois l’habitude de penser. Et parmi les nombreuses choses vaines qui s’offraient à lui, l’une occupait tellement son cœur qu’il était ensuite plongé dans cette pensée pendant deux, trois, quatre heures sans s’en apercevoir ; il imaginait ce qu’il devait faire au service d’une dame, les moyens qu’il prendrait pour pouvoir aller au pays où elle se trouvait, les pièces de vers et les paroles qu’il lui dirait, les faits d’armes qu’il ferait à son service. Et il était si vaniteux de cela qu’il ne voyait pas combien il était impossible de pouvoir réaliser cela ; car la dame n’était pas d’une noblesse ordinaire : ni comtesse, ni duchesse, mais d’une condition plus élevée que celle de l’une ou de l’autre.
7. Cependant notre Seigneur venait à son secours en faisant qu’à ces pensées en succèdent d’autres qui naissaient des choses qu’il lisait. Car en lisant la vie de notre Seigneur et des saints, il s’arrêtait pour penser raisonnant en lui-même : « Que serait-ce si je faisais ce qu’a fait saint François et ce qu’a fait saint Dominique ? » Et il réfléchissait ainsi à de nombreuses choses difficiles et pénibles ; quand il se les proposait, il lui semblait trouver en lui la facilité de les réaliser. Mais toute sa réflexion était de se dire en lui-même : « Saint Dominique a fait ceci : eh bien moi, il faut que je le fasse. Saint François a fait cela : eh bien moi, il faut que je le fasse. » Ces pensées duraient, elles aussi, un bon moment. Et puis d’autres choses survenaient auxquelles succédaient les pensées du monde dont il a été parlé plus haut, et il s’arrêtait aussi à celles-ci un grand moment et cette succession de pensées si diverses dura pour lui un long temps, et il s’attardait toujours à la pensée qui se présentait, qu’il s’agisse de ces exploits mondains qu’il désirait faire ou de ces autres exploits pour Dieu qui s’offraient à son imagination, jusqu’à ce que, fatigué, il la laisse et porte son attention sur d’autres choses.
8. Il y avait pourtant cette différence : quand il pensait à cette chose du monde il s’y délectait ; mais quand ensuite, fatigué, il la laissait, il se trouvait sec et mécontent. Mais quand il pensait à aller nu-pieds à Jérusalem, à ne manger que des herbes, à faire toutes les autres austérités qu’il voyait avoir été faites par les saints, non seulement il était consolé quand il se trouvait dans de telles pensées, mais encore, après les avoir laissées, il restait content et allègre. Mais il ne faisait pas attention à cela et ne s’arrêtait pas à peser cette différence jusqu’à ce que, une fois, ses yeux s’ouvrirent un peu : il commença à s’étonner de cette diversité et à faire réflexion sur elle ; saisissant par expérience qu’après certaines pensées il restait triste et après d’autres allègre, il en vint peu à peu à connaître la diversité des esprits qui l’agitaient, l’un du démon, l’autre de Dieu. Note du P. Gonçalves : Ce fut la première réflexion qu’il fit sur les choses de Dieu ; et, ensuite, quand il fit les Exercices, c’est à partir de là qu’il commença a être éclairé sur ce qui concerne la diversité des esprits.
9. Et ayant acquis de cette lecture une lumière non négligeable, il commença à penser plus sérieusement à sa vie passée et à la grande nécessité où il était d’en faire pénitence. Et alors les désirs se présentaient à lui d’imiter les saints, considérant moins les circonstances que le fait de se promettre ainsi avec la grâce de Dieu de faire comme eux avaient fait. Plus que tout, ce qu’il désirait faire, dès qu’il serait guéri, était d’aller à Jérusalem, comme il a été dit plus haut, avec autant de disciplines et autant d’abstinences qu’un cœur généreux et enflammé de Dieu désire ordinairement faire.
10. Et déjà s’en allaient à l’oubli les pensées d’autrefois grâce aux saints désirs qu’il avait, lesquels lui furent confirmés par une visitation, de la manière suivante. Etant éveillé une nuit, il vit clairement une image de Notre-Dame avec le saint Enfant Jésus : de cette vue, qui dura un espace de temps notable, il reçut une très excessive consolation et il demeura avec un tel dégoût de toute sa vie passée, et spécialement des choses de la chair, qu’il lui semblait qu’on avait enlevé de son âme toutes les images qui y étaient peintes auparavant. Ainsi depuis cette heure jusqu’en août 1553, où ceci est écrit, il n’eut jamais plus même le plus petit consentement aux choses de la chair. Et par cet effet on peut juger que la chose était de Dieu bien que lui n’osât pas en décider et ne dît rien de plus qu’affirmer ce qui vient d’être dit. Mais son frère et toutes les autres personnes de la maison en vinrent à connaître par l’extérieur le changement qui s’était fait dans son âme intérieurement. […]
27. […] En ce temps-là, Dieu se comportait avec lui de la même manière qu’un maître d’école se comporte avec un enfant : il l’enseignait. Que cela fût à cause de sa rudesse et de son esprit grossier, ou parce qu’il n’avait personne pour l’enseigner, ou à cause de la ferme volonté que Dieu même lui avait donné de le servir : il jugeait clairement et a toujours jugé que Dieu le traitait de cette manière.
Les Exercices spirituels.
À Manresa, Dieu avait instruit Ignace « comme un maître d’école ». En bon écolier, Ignace consignait soigneusement ses découvertes dans un cahier. Celui-ci s’était enrichi au fil des années. C’est à Paris que le cahier a pris sa forme à peu près définitive. Il trace un itinéraire en quatre étapes, appelées « semaines ». Ignace l’a intitulé Exercices spirituels. Les Exercices sont destinés à « chercher et trouver la volonté de Dieu dans la disposition de sa vie ». Celui qui les pratique passe les trois quarts du temps à contempler le Christ dans l’Évangile. Une fois par jour au moins, il échange avec celui qui lui « donne les exercices » sur les motions intérieures qui se produisent en lui. Ignace propose de se laisser instruire par Dieu lui-même : le rôle de celui qui donne les Exercices se limite (si l’on peut dire, car la chose demande bien de l’expérience !) à faciliter « le face à face sans intermédiaire du Créateur avec sa créature », pour que celle-ci puisse trouver elle-même les chemins de la volonté de Dieu sur elle. Le livret constitue en somme un guide (qui reste entre les mains de celui qui donne les Exercices) pour apprendre à se connaître devant Dieu et à prendre des décisions ou des orientations qui soient vraiment les décisions du sujet tout en étant celles de Dieu en lui.
Les « Règles du discernement des esprits » en sont le cœur et la plus précieuse substance. Ce sont elles qui permettent d’avancer sur le chemin de la découverte de la volonté de Dieu. Certes, Ignace n’a pas inventé le discernement des esprits ! Mais son mérite est d’avoir su formuler avec une clarté et une rigueur inégalées les grandes lois qui régissent les mouvements de la vie intérieure. Sans doute parce qu’il avait commencé à les découvrir par lui-même, dans son face à face avec Dieu.
Les Exercices sont donc la codification d’un chemin spirituel (celui d’Ignace) au service d’un autre chemin spirituel (celui du retraitant). On peut dire que les Exercices sont la mise en forme de l’itinéraire dont Ignace a fait le récit et que le Récit est la version autobiographique des Exercices.
Ce sont ces Exercices qu’Ignace a fait faire à ses amis parisiens d’abord, et à bien d’autres personnes ensuite. Ses premiers compagnons et leurs successeurs ont fait de même. Les Exercices ont toujours été, aux yeux des jésuites, le moyen privilégié « d’aider les âmes » à découvrir la volonté de Dieu et à grandir dans la liberté intérieure. Ils proposent un pèlerinage vers soi-même et vers Dieu.
Au terme de sa vie, Ignace pouvait considérer que tout ce qu’il avait voulu et réalisé, de toute la force de son désir, malgré d’innombrables obstacles, c’était Dieu qui l’avait voulu en lui. Celui qui entreprend les Exercices à la suite du pèlerin, dans la vie laïque, sacerdotale ou religieuse, est en droit d’avoir cette espérance.
Sources documentairesÉcrits d’Ignace de Loyola :
- Écrits, édition Maurice Giuliani (sj), Desclée de Brouwer, 1991, 1109 p. Comporte :
- Exercices spirituels
- Documents de fondation
- Journal des motions intérieures
- Constitutions et règles
- Lettres et instructions [280 lettres environ]
- Récit [dit du Pèlerin] [autobiographique]
Éditions particulières :
- Exercices spirituels, traduction du texte autographe [en castillan] par E. Gueydan, Desclée de Brouwer, 1986, 300 p.
- Ignace de Loyola par lui-même. Texte intégral du Récit., Supplément n° 350 à la revue Vie chrétienne, 47 rue de la Roquette, 75011, Paris.
- Journal des motions intérieures, édité par P.-A. Fabre, Lessius, 2007.
Sur Ignace de Loyola, sa spiritualité et la Compagnie de Jésus :
- Bertrand Dominique, La politique de saint Ignace de Loyola. L’analyse sociale, Cerf, 1985, 688 p.
- De Guibert Joseph sj, La spiritualité de la Compagnie de Jésus. Esquisse historique, Rome, 1953, 659 p.
- Dhôtel Jean-Claude, La spiritualité ignatienne. Points de repères, Supplément 347 à la revue Vie Chrétienne, rééd. 2010, 72 p.
- Emonet Pierre, Ignace de Loyola. Légende et réalité, Lessius, 2013, 192 p.
- Garcia Herman Enrique, Ignace de Loyola. Biographie, éd. Revue et augmentée, [2013], Seuil, 2016, 576 p.
- Fedry Jacques sj, Libre pour se décider. La manière d’Ignace de Loyola, Supplément 523 à la revue Vie Chrétienne, 2013, 144 p.
- Giuliani Maurice, L’accueil du temps qui vient. Etudes sur saint Ignace de Loyola, Bayard, 2003, 287 p.
- Tellechea José Ignacio, Ignace de Loyola, pèlerin de l’absolu, Nouvelle Cité, 1990, 454 p.
- Thomas Joseph, Le Christ de Dieu pour Ignace de Loyola, Desclée, 1981, 248 p.
- Thomas Joseph, Le secret des jésuites, Desclée de Brouwer, 1984, 224 p. [sur les Exercices spirituels].
Histoire de la Compagnie de Jésus :
- O’Malley John, Une histoire des jésuites, des origines à nos jours, Lessius, 2014, 176 p.
- O’Malley John, Les premiers jésuites, Desclée de Brouwer, 2011, 629 p.